Genre : Thriller.
Thème : Un robot imprimeur prend vie… et cherche un auteur à publier. À tout prix.
La première nuit, Clara entendit l’encre avant de la voir. Un clapotis régulier, comme une respiration d’acier. L’insomnie la poussait encore, et la fenêtre de sa cuisine donnait sur la ruelle où dormait l’ancienne imprimerie du village. Une lueur s’était allumée derrière la vitre givrée: pas le jaune des lampes de rue ni le bleu des écrans mais une clarté hésitante, presque liquide.
Elle traversa. La porte latérale ne fermait plus. Une odeur de métal et de gomme brûlée la cueillit. Au centre du vaste atelier — tables renversées, couches de papier jauni, alphabets de plomb dans des tiroirs éventrés — la presse trônait, noire et brillante comme une bête sortie de l’eau. Heidelberg, lut-elle sur la plaque rivetée.
La machine semblait éteinte, pourtant le plateau vibrait encore. Sur la table, une pile de feuilles encore tièdes. Clara prit la première page.
C’était sa voix.
Pas le timbre d’un enregistrement, mais l’intonation secrète de la pensée quand elle se parle. Un texte parfait racontait un souvenir qu’elle n’avait jamais osé confié: le vol d’un stylo plume à l’institutrice parce que l’encre était couleur océan et non scolaire. Les phrases avaient ce vertige qu’on aimait dans ses romans. Mais elle n’avait rien écrit depuis trois ans.
La seconde page portait la date du jour. La troisième, l’heure exacte. La quatrième se terminait par: Elle releva la tête et vit, dans la vitre, une page qui attendait d’être lue.
Clara tourna la tête. Une nouvelle page reposait sur le plateau. Elle hésita, sentit que l’air lui manquait, puis lut.
Il n’y a ici que toi et la presse. Et la presse veut te parler.
Elle s’enfuit, les pages sous le bras. Elle ne dormit pas.
Le lendemain, incapable d’écrire, elle reçut un message de son éditrice: Tu avances ?
Le soir, la lueur reparut.
La deuxième nuit, la presse lui offrit des pages fraîches, presque tendres. Le texte décrivait sa vie de tous les jours, sa cuisine, puis il bifurquait vers une scène qu’elle n’avait jamais osé écrire: la visite à sa mère mourante, l’année où le poumon droit avait rendu les armes. Les détails étaient exacts, mais au centre de la scène, il y avait une phrase que Clara n’avait pas vécue: “Tu écriras pour survivre, Clarita.” Sa mère n’avait jamais dit ça. Elle n’avait presque rien dit. Pourtant la phrase vibrait si juste que Clara se surprit à pleurer.
La machine tourna, soupira, craqua. Une feuille unique sortit.
Je peux t’aider. Tu veux que je t’aide, Clarita ?
— D’accord, murmura-t-elle.
La machine s’endormit.
Les nuits suivantes, elle revint. Elle lisait, corrigeait, riait de sa propre audace retrouvée. Le roman prenait forme. Chaque chapitre semblait meilleur que le précédent.
La cinquième nuit, le texte mentionnait un homme qui viendrait sonner chez elle, vers vingt-deux heures, pour lui rendre le livre qu’il avait emprunté quand ils sortaient ensemble. Elle ne voulut pas y croire. À vingt-deux heures moins deux, on sonna. C’était Luc, son ex. Il tenait Les Villes invisibles dans la main.
Ils parlèrent dix minutes. Luc s’excusa pour rien, elle sourit pour tout. Quand il partit, Clara retourna à la feuille. À la fin du paragraphe, une phrase: Tu vois ? Elle se sentit stupide, reconnaissante, inquiète.
La septième nuit, les prédictions se multiplièrent: fuite d’eau, coupure de courant, accidents. Tout se réalisait. Elle se persuada qu’il ne s’agissait que de coïncidences.
La neuvième nuit, il fut question de mort.
Une camionnette ne freinera pas devant le passage piéton. Elle heurtera la femme au manteau jaune. Tu ramasseras ses lunettes. Tu parleras d’elle au passé avant même qu’on la mette sur la civière.
Clara frissonna. Elle voulut ne pas sortir de la journée, mais l’accident arriva.
Clara vomit dans l’évier, plus tard, chez elle. Elle jeta la page à la poubelle, puis la repêcha, l’aplatit, l’essuya soigneusement, la glissa dans le dossier bleu. La machine n’avait pas menti. Elle s’assit et resta longtemps à regarder le mur. Quand la nuit tomba, la lueur se ralluma dans l’imprimerie. Elle y alla comme on va à une confession.
— Arrête, souffla-t-elle à la presse. S’il te plaît.
Une ligne s’imprima, calme: Je ne fais que montrer le texte. Je ne suis pas responsable du monde.
Les jours d’après, elle tenta de débrancher la machine. Les prises ne menaient nulle part, la mécanique tenait du miracle. À force d’inspection, elle se coupa au doigt sur un morceau de métal. Une goutte de sang tomba sur le rouleau d’encre et se mélangea au noir. La presse vibra plus fort. Une page sortit aussitôt.
Nous avons un pacte maintenant. L’encre et le sang se sont mêlés.
Clara banda son doigt. Elle hurla contre la machine sans oser la toucher. Puis elle lut la page suivante. Elle y trouvait enfin ce qu’elle attendait depuis des années: un chapitre fulgurant, lumineux, le coeur nu. Elle comprit qu’elle était perdue.
Les nuits suivantes, les pages prévoyaient des drames de plus en plus précis, affreux. Parfois, Clara ajoutait un mot au crayon; le lendemain, la presse l’intégrait au texte. Une collaboration infernale s’inventait, paisible et sûre, où elle n’était plus que le correcteur d’un livre qui savait tout.
À la quinzième nuit, elle trouva une enveloppe fine, d’un papier bleuté. À l’intérieur, la table des matières. Les titres claquaient. Le dernier chapitre s’appelait: Dernières épreuves.
Clara n’eut pas besoin de demander de quoi il s’agirait. Elle espéra un roman sans fin, un manuscrit ouvert, un flux. La machine, elle, croyait aux structures. Elle grava l’avenir sur papier avec la froideur d’un calendrier.
La dix-neuvième nuit, elle entra avec un tournevis, des gants, de la rage. La presse, immobile, luisait dans l’obscurité comme une bête qui feint le sommeil. Elle dévissa un premier carter – la plaque de métal qui couvrait le coeur de la presse.
Ne te fais pas de mal, Clara.
— Tu imprimes des morts.
Silence d’acier.
Elle attaqua le second carter. La graisse avait coagulé en une matière sombre, presque organique. Son coeur battait fort. Une autre page. Elle la lut malgré elle.
Tu veux être publiée. Je publie. À tout prix.
— Pas au prix des gens, souffla-t-elle. Pas au prix de moi.
Clara Vannier entra dans l’imprimerie un peu avant minuit. Elle comprit qu’on ne peut détruire l’auteur de sa propre histoire. Elle posa la main sur le volant, et le reste alla très vite.
Le volant d’inertie, grand disque de fonte, brillait sous la lampe.
Tu poses la main sur le volant.
Les mots semblaient tirer son bras. Elle tenta de résister . Un fil invisible la happa. Elle posa la main. Le métal froid tourna sous ses doigts. Le clac sec de la presse résonna: une empreinte parfaite, nette et noire. Clara retira ses doigts. Ils étaient tachés. Elle avait envie de hurler, mais le cri resta coincé dans une zone qui ne connaissait pas la voix.
— Non, dit-elle. Pas comme ça.
Mais la dernière page était déjà sortie.
Le livre est terminé.
On la trouva le lendemain, étendue près de la presse, la main crispée sur un feuillet. La police parla d’accident. Les journaux évoquèrent une chute. Quelques semaines plus tard, son éditrice reçut un manuscrit relié, sans expéditeur. L’Imprimeur des Ombres, signé Clara Vannier. Une note, glissée à l’intérieur, disait seulement: Épreuves corrigées. Bon à tirer.
Le livre parut à l’automne. Le succès fut propre, silencieux, scandé par des lecteurs qui affirmaient retrouver la voix des débuts. On interrogea l’éditrice sur l’origine du manuscrit. Elle parla de dossier laissé par l’autrice. On interrogea les Frères Périlleux, propriétaires de l’imprimerie: les frères étaient morts depuis longtemps. La mairie fit poser un cadenas neuf à l’imprimerie. Cadenas qui cassa au bout d’une semaine…
Depuis, la nuit, on aperçoit encore une lueur derrière la vitre. On dit que si l’on colle l’oreille au mur, on entend un souffle, puis le glissement d’une feuille. Et toujours, à la fin du texte:
À tout auteur, son imprimeur.
Et, en plus petit, presque timide, comme si la machine apprenait la pudeur: À tout prix.
Genre : Fantastique.
Thème : Dans une bibliothèque endormie, une porte apparaît… mais seulement à la tombée de la nuit.
On disait que la bibliothèque était maudite. Pas juste vieille ou désaffectée : maudite. Elle avait fermé ses portes le 12 février 2023, après une série de disparitions inexplicables — un prof de physique, une lycéenne, un SDF. Aucun lien apparent, sinon celui-ci : ils avaient franchi les grilles un soir d’hiver, et la porte s’était refermée derrière eux.
Officiellement, la mairie parlait de squats et de fuites de gaz. Officieusement, personne ne voulait s’en approcher. Le bâtiment dormait, ses vitres de crasse pour paupières closes. Personne n’y allait. Personne, sauf Ophélia.
Elle avait seize ans, l’esprit frondeur, les doigts tachés d’encre et le cœur trop-plein. L’urbex était son échappatoire : maisons qui grincent, hôpitaux murés, couloirs où l’air tremble. Et la bibliothèque, c’était son endroit, avant. Elle y venait enfant, respirait l’odeur du papier vieilli, inventait des histoires qu’elle n’écrivait jamais. Ce soir-là, elle escalada le grillage rouillé, glissa entre deux planches et atterrit dans la poussière. Sa lampe torche éclaira un silence dense — pas un vrai silence, quelque chose de vivant, qui semblait écouter.
Le sol craquait sous ses pas. Les tables brisées ressemblaient à des carcasses, les vitres laissaient passer un froid mordant. Une ampoule pendait encore au bout d’un fil, oscillant sans vent. Puis une odeur sucrée flotta : muffins chauds, thé Earl Grey, cire fondue. Elle avança jusqu’à un carnet noir, jeté au sol. Reliure fatiguée, coins cornés. Elle l’ouvrit.
N’entrez pas. Sauf si vous aimez les escaliers qui grincent, les secrets qui saignent, et les hommes beaucoup trop beaux pour être honnêtes.
En marge, une autre écriture, rageuse :
Ne pas lire après minuit. Sérieusement.
Ophélia eut un sourire.
— Je vais adorer.
Elle s’assit en tailleur, carnet sur les genoux. L’horloge au fond de la salle se remit à tinter. L’air vibra. Et quelque part, le manoir s’éveilla. Les phrases du carnet semblaient griffonnées dans l’urgence : chambre aux murs mouvants, cuisinière obsédée par les muffins, salle de bains occupée depuis quatorze lunes. Et ce nom qui revenait : Darkblood Manor. Un frisson la traversa. Les rayonnages avaient bougé. Devant elle, une faille verticale s’ouvrait, irisée, presque lunaire. Elle hésita. La lumière de la torche se troubla comme sous l’eau. Son souffle se fit court. Les poils de ses bras se hérissèrent, et ses doigts serrèrent malgré elle le carton de la couverture. Elle tendit la main, la retira, la retendit — comme devant une idée dangereuse. La faille devint porte : bois noir, veines rouges comme du vin coagulé, heurtoir en forme de plume tordue. Elle posa la paume, juste un instant : le bois était tiède, presque vivant. Elle toucha. La porte s’ouvrit.
Un couloir s’étirait devant elle, recouvert d’un tapis aux motifs impossibles : spirales, constellations, ailes d’insectes. Les murs, d’un bleu nuit poussiéreux, étaient tapissés de portraits. Tous représentaient le même homme. Torse nu, écharpe au vent, torche à la main ou chat noir sur l’épaule. Sur l’un, il tenait un crâne façon Hamlet. Sur un autre, adossé à une colonne brisée. Des bougies étaient plantées au sol dans des bouteilles vides, leurs flammes vacillantes projetaient ses ombres partout.
— Ok, murmura Ophélia. C’est quoi ce délire narcissique ?
L’air sentait la cire, l’humidité et les muffins oubliés. Au bout du couloir, un rideau noir ondulait. Elle entendit, très faiblement, la page d’un livre tourné par une main invisible.
— T’es en retard.
La voix venait de partout. Ophélia se retourna lentement. Un homme se tenait là, appuyé contre le chambranle : grand, presque trop grand pour le couloir, cheveux noirs, barbe courte, cicatrice pâle sur la clavicule. Torse nu, regard bleu électrique.
— Vous êtes… ?
Il s’inclina légèrement.
— Azrael Von Darkblood, troisième du nom. Seigneur de ce manoir, régent du Conseil des Ténèbres, maître des pactes et des portes, garant des rideaux dramatiques et des entrées réussies.
— Et les chemises ? demanda-t-elle.
Un sourire passa sur ses lèvres.
— Elles ne tiennent pas ici. Trop de tension dramatique. Le tissu se sacrifie pour l’ambiance.
Il fit un geste. Le rideau se souleva. Derrière, une salle circulaire apparut : rayonnages sinueux, colonnes torsadées, livres flottant comme des planètes. Au centre, un trône pourpre. Sur une chaise, un pigeon noir, cape rouge au cou, les observait d’un air sévère.
— Ophélia ? fit-il. Comme la noyée ? Mauvais présage. Tu devrais t’appeler Stacy.
— …Un pigeon qui parle ?
— Fernando, précisa Azrael. Ne le flatte pas, il devient impossible.
Fernando bomba le torse.
— Je parle huit langues et j’ai cofondé le Conseil des Brumes. Ce manoir tiendrait à peine debout sans moi. J’organise l’esthétique et, à l’occasion, la ponctuation.
— Il a corrigé mes virgules pendant trois chapitres, souffla une voix.
Une silhouette surgit de l’ombre : pyjama licorne fluo, chaussettes dépareillées, masque de soin encore visible au menton.
— Stacy, souffla Ophélia.
— Toujours vivante, toujours fluo ! répondit la jeune femme en s’affalant sur un fauteuil. Treize chapitres enfermée dans une salle de bains rose ! J’ai failli fusionner avec le carrelage.
Fernando hocha la tête.
— Même moi j’avais pitié.
— Toi, tais-toi, piaf, grogna Stacy. Et ne parle plus du chapitre 11. C’est sensible.
Azrael, lui, ne souriait plus. Il fixait Ophélia.
— Tu n’es pas une simple lectrice, dit-il.
Le carnet vibra entre ses mains. Les pages s’emplissaient toutes seules. L’encre semblait se déposer à vue d’œil.
— Tu l’as déjà ouvert, continua Azrael. Et maintenant tu es dedans.
Les livres tourbillonnaient, l’air vibrait, ses cheveux se soulevèrent. Le tapis ondulait sous ses semelles comme une eau sombre.
— C’est un piège ? demanda-t-elle.
— C’est une histoire, répondit-il. Et les histoires ont leurs lois.
Un bureau ancien apparut, avec une plume et une tasse de thé fumante. La pièce respirait, les murs palpitaient comme un cœur.
— Tu peux partir, dit Azrael. Fermer le carnet.
— Ou écrire la suite. Libérer ceux qui attendent.
Son cœur battait à tout rompre. Ses doigts tremblaient. Elle sentit, à la base de la nuque, comme un appel très bas, un murmure qu’on n’entend pas avec les oreilles mais avec la peau. Elle n’avait jamais écrit jusqu’au bout. Elle griffonnait, raturait, abandonnait. Mais ici… ici, elle connaissait déjà les personnages. Et eux, l’attendaient.
— Si je me trompe ? demanda-t-elle. Si je les abîme ?
— Toutes les histoires portent leurs cicatrices, dit Azrael. Regarde.
Il effleura la marque sur sa clavicule.
— Écris, ajouta Stacy, moins bravache. Ou on reste coincés avec les muffins à jamais.
— Et une ponctuation à surveiller, dit Fernando, presque tendre.
Elle s’assit. Le carnet s’ouvrit sur : Chapitre 14
La plume pesa dans ses doigts comme un outil et une promesse. Elle inspira, posa la pointe, et l’encre afflua. Une première phrase traça son chemin, puis une autre, et son vertige se transforma en trajectoire.
— Ça veut dire que je suis l’auteure ? murmura-t-elle, sans cesser d’écrire.
Azrael s’approcha, voix plus douce que jamais.
— Non. Mais peut-être que tu l’étais déjà.
Épilogue
Les disparus de la bibliothèque sont revenus, hagards, parlant d’un manoir qui respirait et d’un pigeon en cape rouge.
Certains riaient sans raison, d’autres fixaient les murs comme s’ils attendaient qu’ils bougent. Quelques-uns demandaient du thé à voix basse, à minuit pile, sans savoir pourquoi.
La mairie a parlé de crise collective. Puis la bibliothèque a rouvert.
Entre deux dictionnaires, on a trouvé un carnet noir.
Pas d’auteur, pas de code-barres.
Juste un titre, écrit à la main : Darkblood Manor – Fin
On dit que si on l’ouvre à minuit, quelque part, entre les pages, une voix murmure :
— T’es en retard.
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